Une vie à raconter

« Et je parlais, parlais, parlais comme il y a bien longtemps que je n’avais parlé »… « Une vie à raconter » une micro-fiction signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer" et de "Vieux démons".

Une vie à raconter

Tout était gris autour de moi : le long couloir où j’attendais, le banc où l’infirmière austère m’avait demandé de m’asseoir, la porte du cabinet où l’on devait bientôt me recevoir.

Gris, oui, tout était gris ; mes pensées même étaient d’un gris douteux. Je ne parlerai pas du ciel morose qui plombait le pays. Ce serait dangereux.

Ma rééducation s’était passée sans anicroche. Donc, je pouvais appréhender sereinement mon avenir. Pourtant, quelque chose me pesait sur le cœur : une sorte de nausée à vivre.

Sauver sa vie, c’est bien, mais à quel prix ?

La porte du cabinet s’ouvrit enfin. Un médecin, sanglé d’une blouse ensanglantée, me fit signe d’entrer. Son cabinet n’était guère plus pimpant que ce que j’avais vu : grisâtre, avec au mur l’affiche du Président à vie qui souriait benoitement.

Le médecin me fit asseoir. Il s’assit à son tour.

« Je vous écoute », dit-il.

Je me mis à parler.

Et je parlais, parlais, parlais comme il y a bien longtemps que je n’avais parlé. Quand j’eus fini – finit-on jamais de parler ?- le médecin me montra un tableau.

Et je compris que ce tableau s’était élaboré dans le même temps que je parlais et qu’il n’était que le reflet de ce que j’avais dit, - une sorte de portrait intime qui se serait construit au fil de mon récit.

 « Vous voyez, tout y est ! » me dit le médecin.

Me penchant en avant, je constatais que le tableau représentait une succession de portes alignées avec des inscriptions dessus mais qui formaient en fait une impeccable rangée de livres avec leurs titres qu’on ne pouvait pas lire.

« Voilà, c’est vous, c’est votre vie ! » me dit le médecin.

« Regardez plus avant, car vous n’êtes pas au bout de vos surprises ! »

En me rapprochant du tableau, je discernais en arrière-fond une miniature qui composait une bourgade comme on en trouve sur les enluminures de manuscrits du XVIème siècle.

En y regardant de plus près, la miniature était comme peinte à plat, sans perspective, esquissée au pastel et nuancée dans les couleurs. Surpris de découvrir ce délicat travail (que j’avais composé malgré moi), je me tournais ému et incrédule vers l’homme en blouse blanche.

« C’est votre vie, m’assura-t-il, véritable œuvre d’art que vous avez le droit de monnayer ! » « Vraiment ? »

« Elle est unique et singulière, puisque c’est votre vie ! »

Comprenant que ma vie était aussi une œuvre d’art, je voulus prendre le tableau.

« Ah, non, filez ! » me gourmanda le médecin.

Une fois dans le couloir, deux malabars qui attendaient se mirent en tête de me courser.

Trop tard : ma vie se dévidait à vitesse grand v et il n’était plus temps d’en raconter l’histoire.

yves carchon auteur ecrivain

Micro-fiction  signée Yves Carchon, écrivain, auteur de "Riquet m'a tuer" et de "Vieux démons".

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M
Vite, il faut vivre, raconter sera pour plus tard !
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B
C'est bien aussi de raconter...
T
et bien, ce médecin a des allures de psy !
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B
C'est exact?